Lundi 27 avril
Pendant que nous tentions de rattraper un peu de sommeil, Adam
en a profité pour aller acheter quelques trucs pour notre petit déjeuner. À
notre lever, nous avons pu manger suffisamment de fromage, de pains et de
saucissons pour commencer notre journée.
En avant midi, nous partons en visite pour l’abbaye de Chorin
à quelques kilomètres de là et à une vingtaine de kilomètres de la frontière
polonaise. Cette abbaye cistercienne du 13ième siècle, fut érigée
sur un ancien marais du même nom slave et elle a exercé une grande influence
sur ce peuple durant plusieurs siècles. L’établissement de bâtiments catholiques
sur les lieux sacrés païens fut une pratique assez courante de l’Église alors
qu’on tentait d’implanter la religion chrétienne dans l’Europe païenne. Était-ce
le cas ici?
Nous sommes vraiment très chanceux qu’Adam soit notre guide
car c’est aussi son métier, nous avons donc une visite très instructive
parsemée d’anecdotes. Il est passionné d’histoire comme moi, et ce que j’arrive
à capter est très intéressant. Bien sûr c’est vraiment frustrant pour moi car
je ne saisis pas tout et trop souvent je dois demander à Ben de me traduire.
Avec tout ce que raconte Adam, c’est impossible pour lui de TOUT me traduire ce
qui m’échappe.
Sur notre retour, Adam en profite pour nous montrer certaines
traces ici et là, bien visibles encore du communisme qui l’a vu naître et
grandir. Nous sommes absolument fascinés! Nous, qui avons connu tout ça à
travers les livres d’histoire, sommes tout ouïe pour cet homme qui non
seulement peut nous en parler de long en large de par sa formation d’historien,
mais en est un témoin direct. Son histoire familiale est fascinante.
Adam est né en 1979 à Katowice dans le sud de la Pologne et a
vécu jusqu’à l’âge de 10 ans à 60 km de là, à Tarnowskie Góry, puis la petite famille s’est
installée en Allemagne où il a poursuivi ses études. Ses parents s’étaient connus
alors qu’ils étaient conférenciers sportifs à l’université de Silesia en
Pologne. Le père d’Adam était anti-communiste comme son père, actif dans la
résistance polonaise et qui vécut caché dans les bois durant la Deuxième Guerre
Mondiale. Sa mère était issue d’une famille plus mixte, dont le père, originaire
de Wadowice, avait fréquenté l’école avec Karol
Józef Wojtyła, celui qui
allait devenir le pape Jean-Paul II. Ce grand-père, boucher de métier, qu’Adam
qualifie d’homme simple, bon et qui aimait raconter des histoires, a aussi fait
partie de la résistance antinazie, ce qui l’a conduit à la tristement célèbre Auschwitz.
Toutefois, sa profession l’a sauvé puisque l’élite nazie manquait de bons
bouchers pour les approvisionner, il a donc heureusement été relâché.
Il s’est mariée à une fille issue d’une famille silésienne
très riche, donc élevée par des servantes. Sa mère, l’arrière-grand-mère
d’Adam, a eu les premiers cinémas et théâtre de variétés dans le sud de la
Pologne, qu’elle gérait elle-même. Son époux, un intellectuel, écrivain,
chasseur passionné et directeur d’un gymnase allemand, s’était battu pour
l’Allemagne durant la Première Guerre Mondiale et fut ami avec Erich Maria (un écrivain allemand naturalisé américain en 1947 après avoir été déchu de sa nationalité allemande en 1938). Leur fille, la grand-mère d’Adam,
parlait parfaitement l’allemand, mais s’en servait, et ce jusqu’à la fin de sa
vie, surtout pour épater la galerie. Cependant elle ne lisait qu’en allemand,
bien que sa langue orale fût polonaise. C’est assez représentatif de la
mentalité silésienne, oscillant entre deux cultures, polonaise au quotidien et
allemande élitiste. La Deuxième Guerre Mondiale allait changer tout ça.
Adam me raconte qu’il a une photo de sa grand-mère magasinant
un piano Boesendorfer à Vienne en
1942, où on l’a voit elle et ses sœurs, vêtues de leurs robes « Channel » magnifiques
avec leurs chapeaux extravagants. Au même moment son futur époux fait sauter
des trains allemands quelque part.
Deux êtres qui autrement n’avaient aucune chance de se
rencontrer, vont se connaître dans une Pologne post apocalyptique, communiste
où l’anéantissement des classes permet une plus grande uniformité sociale.
Évidemment la famille de sa grand-mère a tout perdu, le gouvernement ayant tout
saisi, ne laissant que la petite fermette familiale de poules à son
arrière-grand-mère, une chef industrielle, une des plus grandes figures
féministes de la Pologne avant l’arrivée du communisme. Dans les années 50,
cette famille dont le train de vie avait côtoyé celui de la haute noblesse avec
les grosses voitures, la vie flamboyante, les riches maisons, est condamnée à
vivre dans une maison d’ouvriers bâtie après la guerre. C’est une dure réalité pour ces gens éduqués pour
devenir l’élite du pays et certainement pas pour travailler à la sueur de leur
front.
L’histoire de la famille du père d’Adam est aussi
passionnante, ses grands-parents sont issus de l’aristocratie. Son grand-père,
dont la famille était une des plus riches propriétaires terriennes de la
Pologne, possédait les terres de sa région et les usines pour transformer ses
produits agricoles, principalement en pain et en alcool. Son grand-père a donc
été formé très tôt pour devenir superviseur d’un état géant de ce qui est
aujourd’hui l’Est de l’Ukraine. Il connaissait les princes russes, les
aristocrates, bref les plus grosses richesses en Europe. Ce qui lui a permis de
ne pas tout perdre avec l’arrivée du communisme. Durant son service militaire,
il est un bon et sympathique soldat, il grimpe vite dans les rangs et devient
officier. Il a malheureusement connu la guerre et ses atrocités en tant que
soldat et dans la résistance, alors que son frère a été dans la branche
militaire des SS, la Waffen, avant de déserter et de rejoindre l’armée
britannique.
Les deux grands-pères d’Adam ont donc été dans la résistance
polonaise, et si le grand-père paternel se faisait plus silencieux sur le
sujet, comme se rappelle Adam, du côté maternel on l’encensait et on chantait
des chansons à son sujet. Sa mère, silésienne qui avait hérité d’un accent
allemand par la force des choses, utilisait fréquemment la langue française
pour les « bons mots » intelligents et cultivés, et ainsi dépeindre les
germains comme étant culturellement inférieurs. Ironiquement, sa grand-mère
s’était servie de la langue allemande pour étaler sa culture, après la guerre
sa fille dénigrait à sa façon, cette germanité. C’était sa façon à elle de continuer d’une
certaine façon à faire de la résistance.
L’enfant qu’était Adam visitait ses grands-parents dont les
maisons devenaient de véritables sanctuaires où les reliques, comme les
médailles et les armes, devenaient des objets de cultes et de fascination. Je
lui demande s’il croit que cette portion de son enfance a influencé ses choix
d’étude en histoire et ses activités dans le béhourd. Même si je me doute de sa
réponse, je veux quand même entendre son cheminement, il me répond :
Définitivement!
Assis sur les genoux de son grand-père paternel, un fusil
Schmeisser mp ou une machette dans les
mains, première arme médiévale qu’il voyait, le jeune garçon s’abreuvait de ses
histoires de guerre, même si en dehors de ces moments, son grand-père parlait
très peu de ces souvenirs-là. Cependant cet homme dont l’éducation littéraire
de son enfance se basait en grande partie sur les grands classiques de
l’Antiquité comme l’Odyssée, Hercule, Orpheus, les racontait à son tour à son
petit-fils. C’est là qu’Adam commence à rêver d’un autre temps où se battre
n’est pas question de nombre, ou de poignard dans le dos ou d’un simple coup de
fusil, mais plutôt d’un homme si engagé qu’il ne peut être défait.
Adam me confie que l’une des pensées régulières qui l’habitent
dans son enfance, c’est l’idée que peu importe à quel point tu es fort, tu peux
te faire tirer par n’importe qui, et que la vie devait être bien meilleure à
l’époque où ça n’était pas possible, donc quand les armes à feu n’existaient
pas.
Il ajoute qu’il comprend les enfants qui croient que le tir
est quelque chose qui sert à pallier leur faiblesse pour se défendre contre des
« bullies ». Pour Adam, la force est un choix et combattre sans se soucier de
la douleur pendant les coups, devient une façon de le rendre émotionnellement
plus fort donc toujours gagnant. C’est une réalité qu’il rencontre fréquemment
dans la cour de récréation de l’école.
Ce grand-père qui a passé quelques années à se cacher dans
les bois pour fuir la Gestapo puis par le NKVD, la police politique russe, n’est
ressorti de la forêt qu’en 1953, à la mort de Staline. Il a eu une grande
influence auprès de son petit-fils, notamment dans le développement de son sens
de l’observation. Celui-ci raconte que régulièrement lorsqu’ils sortaient ensemble,
il le questionnait sur des détails autour d’eux, les gens qui circulaient, ce
qu’ils portaient, ce qu’ils faisaient, afin de développer à son tour des
habilités qui l’avaient aidé à survivre durant ses années fugitives.
Mot de la fin : Ça n’est pas étonnant quand l’on songe
au petit Adam, la machette dans les mains et rêvant d’être Hercule, qu’il
finisse par faire de la reconstitution historique et qu’il pratique le béhourd.
Bien sûr, l’Europe c’est grand, et avec les grands
bouleversements du 20e siècle, il y a certainement beaucoup de gens
comme Adam qui ont des histoires stupéfiantes. Cependant, pour nous, Québécois,
la Révolution russe, les princes et la pauvreté extrême de millions de gens,
les deux Guerres mondiales, les camps de concentration, la Gestapo, l’arrivée
du communisme, le Rideau de fer, etc. c’est à la limite du mythique. Ce sont
des événements qui nous ont touché indirectement parce que nous en avons
ressenti surtout les effets secondaires : Nos soldats Canadiens français
qui partent rejoindre de gré ou de force les alliés, les femmes qui travaillent
dans les usines, l’immigration de nombreux Européens fuyant la dictature, etc. En
ce qui me concerne, je suis subjuguée, l’histoire d’Adam est pour moi, probablement
aussi fascinante que le récit des explorateurs en Nouvelle-France pour un
lettré de la Cour française.