Nous venons assister au tournoi hivernal à Montréal, dans un
sous-sol d’église. Benoit arbitre les combats, moi je m’offre pour aider en
quoi que ce soit, faut bien que je commence quelque part. On me place à
l’entrée pour accueillir les combattants qui viennent s’inscrire. J’ai une douzaine
de Québécois, une bonne quinzaine d’Américains et cinq ou six Ontariens (tous
ukrainiens ou russes d’origine), et bien que mon anglais soit défaillant et
rouillé je peux déjà constater que si les combattants ontariens n’ont pas le
sourire facile avec moi et ma langue française, les combattants américains eux
sont détendus et riants, me pardonnant la maladresse de mon anglais chaotique,
s’essayant même un peu dans la langue de Molière. On nous a dit que l’événement
devait être costumé, ce qui signifie que tous les bénévoles et combattants
doivent porter leurs vêtements historiques (13-14ème siècle). Pour
la plupart de ces gens qui ont fait de la reconstitution historique ou des Grandeur
nature (comme moi) c’est assez simple, soit on en a un qui traîne quelque part
dans nos malles soit on connaît quelqu’un de ce milieu qui peut nous dépanner.
Le tournoi durera deux jours, et le samedi soir un banquet
est prévu, donc quand les participants sont tous inscrits et qu’ils commencent
à sortir les armures dans une pièce adjacente et à s’installer autour de la
lice, moi je vais donner un coup de main dans la petite cuisinette derrière le
comptoir où on vend chips, breuvages, etc. Je peux donc observer, les allées et
venues autour de la lice et des quelques spectateurs qui tranquillement
prennent place sur les chaises. Je me dis en mon for intérieur qu’il y aura
certainement une foule d’ici quelques heures, à ce que j’ai vu sur Youtube c’est
très spectaculaire !
Chaque équipe a son coin où s’entassent les pièces d’armure,
celles qui ne seront mis qu’au moment du combat, c’est-à-dire, les casques, les
mitons (gants), les boucliers pour ceux qui en utilisent et les armes bien sûr.
Certains en laissent un peu plus, ne revêtant que leur gambison et leur armure
de jambes. Je prends un peu le temps de me promener par-là, je discute avec
quelques combattants québécois et leur explique la raison de ma présence,
quelque uns sont très intéressés, d’autres semblent plus ou moins suspicieux.
Je ne suis pas vraiment surprise, j’ai eu un peu les mêmes réactions quand j’ai
commencé mon étude sur Bicolline. Y a toujours cette vieille peur d’être tournés
au ridicule, de ne pas être pris au sérieux, de toujours avoir à se justifier.
Je me concentre vers ceux qui sont plus confiant et je me dis qu’un moment
donné la communication sera plus facile. J’essaie de me rendre utile auprès
d’eux et rapidement je me retrouve à aller chercher des bouteilles d’eau, à
chercher des lacets de cuir, à passer d’un à l’autre pour un poinçon à cuir,
une paire de ciseau, du gros fil ciré et une aiguille à cuir. Parce qu’il y a
toujours des bris sur un gambison ou une armure, ce qui fait qu’il y a toujours
beaucoup à faire, avant et après les combats.
De temps en temps, je m’esquive pour aller faire un coucou à
mon amoureux d’arbitre, en fait aujourd’hui il s’occupe de vérifier si les armes
et armures sont réglementaires et du chronomètre pour les combats en duel. Je
le sens fébrile, il a hâte lui aussi de pouvoir avoir une armure et l’enfiler à
son tour, mais ce ne sera pas pour aujourd’hui.
Les combats ont commencé, c’est intense! Mais il n’y a pas
plus qu’une vingtaine de personnes dans la salle, visiblement impressionnés par
le fracas produit. J’essaie d’avoir des yeux partout, ne rien manquer :
les combattants en action, la réaction des combattants à l’extérieur de la
lice, le travail des arbitres, le public, vérifier qu’il n’y a pas de bambins
oubliés qui tournent autour trop près de l’action. Certains des combattants ont
amené avec eux leur femme ou copine, y en a une, artisane, qui tient un p’tit
kiosque de chapeaux. Les femmes qui suivent leur conjoint dans cette activité
sont souvent, comme moi, un peu, beaucoup elles aussi des passionnées à leur
façon, cousant les vêtements, peignant des boucliers et armoiries, travaillant
le cuir, l’enluminure, la photo et sont d’une aide inestimable pour leur
chevalier. En effet, j’ai pu observer et je le constaterai plus tard à quel
point celles-ci remplacent l’écuyer aide indispensable au chevalier au Moyen
âge, même si bien sûr dans ce cas-ci, il n’y a pas de cheval.
Pour l’heure, il y a beaucoup de combattants célibataires ou
sans leur conjointe donc privé de cette précieuse aide, on reconnait ceux qui
ont l’habitude de s’arranger tout seul, généralement bien organisé, toutes les
pièces d’armure fonctionnelles au même endroit. Ils ont développé une méthode
pour enfiler leur armure sans aide mais malgré tout il arrive qu’ils demandent un
coup de main. Comme Benoit ne combat pas encore, j’en profite pour offrir mon
aide aux autres, c’est pas long que je sangle des dos, des épaules, resserrent
des jambières, aide à enfiler les mitons ça demande parfois pas mal plus de force
que lorsque j’enfilais les mitaines de mes enfants (le mouvement est le même) mais
finalement mes petites mains sont pratiques pour entrer sous le casque et
attacher la sangle sous le menton. Faut surtout pas être dédaigneuse car c’est
chaud et plein de sueur là-dedans, surtout entre deux rounds, mais dans ce
sport, un casque bien attaché sur la tête te maintient en vie. Je trouve que
c’est un moment un peu intime, pas érotique dans le sens du terme, mais plutôt
du fait que d’une façon tu tiens la vie de cette personne entre tes mains,
peut-être est-ce une certaine vulnérabilité? En glissant mes mains sous le
casque, j’entre un peu dans sa bulle, je peux presque ressentir les émotions,
mélange de peur, de fébrilité du combat et de testostérones sur le bord
d’exploser, et je sécurise sa vie en attachant bien son casque, dernière pièce
d’armure avant d’entrer en lice. J’ai peut-être trop d’imagination…
Je me tiens prête à offrir de l’eau dès que les gars
reviennent, surtout ceux qui ont une visière et ne font que la soulever
préférant restés prêt à repartir. Je regarde ces corps assis par terre, adossés
au mur de ciment et je les trouve fous mais beaux dans cette folie, une passion
ça ne s’explique pas, ça se vit!
Et nous en avons un bel exemple dans la lice en ce moment,
il y a un combattant superbe dans la lice qui se bat en duel, il a une armure
magnifique et un casque splendide serti d’une grande plume, c’est un Américain
qui doit bien avoir 60 ans passés et je crois qu’il a fait de la reconstitution
historique une bonne partie de sa vie. Entre les rounds, il ne s’assoit pas, il
reste debout, garde son casque fermé, le dos appuyé sur la rampe de la lice,
les deux mains sur le pommeau de son épée appuyée la pointe par terre, une pose
théâtrale pleine d’assurance tactique psychologique volontaire ou pas pour
décourager son adversaire. Mais c’est l’avantage d’être caché sous l’armure, un
des organisateurs racontait plus tard sa surprise lorsqu’il s’approcha pour lui
offrir de l’eau et qu’il l’entendait souffler comme un bœuf. Nous avons su
après aussi, que s’il ne s’asseyait pas c’était tout simplement parce que son
type d’armure ne lui permettait pas de le faire.
Après le troisième round, il perd finalement son combat mais
quel panache!!
Je profite d’un p’tit moment d’accalmie pour aller à la
salle de bain qui est en face de la fameuse pièce «vestiaire» OUF!! Typique
d’un vestiaire masculin : Des gars en petites tenues qui blaguent,
l’humidité et l’odeur piquante du mâle à qui on autorise de déployer sa
«mâlitude». Ma mère appelle ça «l’odeur du travail», ici j’appelle ça «l’odeur
du combat». Ça se caractérise par, outre l’odeur de sueur et de fond de sacs de
hockey, par des relents métalliques et de gambisons mouillés. Tout est étendu
partout pour que ça sèche un peu, car des pièces gambisonnées (matelassées si
on veut) en lin et laine, c’est très épais et les pièces d’armures ça a
tendance à rouiller. Donc si tu dois aller chercher dans le sac d’un gars, par
exemple un outil, ou aller chercher quelque chose, comme en ce moment, dans mon
sac de vêtements civils, marcher dans la
pièce devient un vrai challenge, pour les jambes et…pour le nez. Les gars, deux
armoires à glace américaines, dans la pièce remarquent à peine la présence de
l’intruse, puisqu’ils sont occupés à se raconter leurs 400 coups lors du
dernier combat.
Discrètement, je les écoute en ressortant de la pièce. C’est
la première fois que je me trouve dans un événement qui m’amène à côtoyer des
Américains. D’ailleurs durant la journée plusieurs m’ont abordé en me saluant
pour me dire que je ressemblais à la princesse écossaise dans le film animé «Rebelle» j’avais une robe très semblable et comme
j’avais mes longs cheveux roux bouclés, c'était tout à fait involontaire de ma part mais je comprenais. N’empêche que ça fut
pour moi un atout comme premier contact avec eux. Je suis fascinée par leur
attitude très amicale en général, hommes comme femmes, ouverts et
communicatifs. Je suis aussi surtout saisie devant leur gabarit, cela
s’explique, en partie, par la présence d’anciens joueurs de football ou de rangers parmi les co-équipiers, mais en y regardant de plus près, on constate
qu’ils sont dans l’ensemble, plus grand et plus costaud que les Québécois ou
les Ontariens. Je me souviens d’avoir serré quelques mains et d’avoir frémis
par la largeur de certaines paumes, je compatissais pour son pauvre adversaire.
J’observe aussi, comme je l’avais fait pour le Grandeur nature
médiéval auparavant, qu’on y trouve une majorité de Caucasiens, parmi cette
trentaine de combattants Nord-américains, un seul homme mulâtre. Y a rien à
faire, même si c’est ouvert à tous, on dirait que le «médiéval» c’est une
affaire qui branche les blancs surtout. Bah oui vous me direz :« Ouains
mais la culture médiévale qui est véhiculée partout c’est généralement celle de
l’Occident donc elle concerne les caucasiens… » Mais pour ma part j’y vois plus
qu’une culture véhiculée, le sport qu’est le béhourd ne devrait pas avoir de
frontière, en tout cas il me semble.
Peu à peu la salle se vide des derniers spectateurs et on
commence à installer les tables pour préparer le banquet, ceux qui le peuvent
retournent chez eux ou à leur chambre d’hôtel pour aller se doucher et se
changer, moi et Benoit sommes déjà prêts et donnons un coup de main aux
organisateurs. Nous essayons de donner une certaine ambiance, ce qui demande
BEAUCOUP d’imagination quand ça a lieu dans un sous-sol d’église aux allures de
gymnase. Bah en mettant des chandelles partout et en éteignant la majorité des
lumières ça devrait aller. On dresse de longues tables et y dispose des
chandeliers, ça ne devrait pas être si difficile d’y croire un peu.
Beaucoup de ces participants sont habitués à ces procédés
«d’imaginer que nous sommes en un autre temps, médiéval surtout, puisqu’une
bonne majorité fait partie de groupe de Grandeur Nature ou de reconstitution
historique, comme ici au Québec. Beaucoup de ces Américains font aussi partie
de la SCA (Society for Creative Anachronism)
et à ce moment-là, je crois bien que presque tous les combattants
québécois ont déjà été au moins une fois à Bicolline ou un autre GN. Pour ce
qui est des Ontariens, je l’avoue, je l’ignore, et leur attitude froide et
hautaine de ce matin ne m’a pas tellement donné le goût de socialiser avec eux.
Le capitaine de l’équipe était champion de duel de l’équipe ukrainienne au
béhourd avant d’émigrer au Canada et comme on le sait, ce sport est issu de la
reconstitution historique justement dans les pays slaves. J’imagine donc qu’ils
sont de ce milieu aussi.
Lors du banquet, on me confie la raison pour laquelle
j’avais remarqué une certaine tension entre ce capitaine et Serge, le capitaine
de l’Ost du Québec. C’est qu’en apprenant la nouvelle de la création d’une
équipe au Québec en 2011 se préparant pour «Battle of the nations» en Ukraine,
le champion aurait voulu créer avec ces combattants québécois plutôt une équipe
«canadienne», SON équipe, et participer à ce tournoi. Il aurait tenté de faire
jouer les dés en sa faveur en 2011 avec l’organisation russe, vous savez le
coup de fil de dernière minute? Mais la menace du retrait de l’équipe québécoise
au complet, neuf combattants participants, aurait trop amputé le tournoi,
n’oublions pas qu’il n’y avait que trois équipes (Allemagne, Italie et Québec)
en dehors du bloc slave qui y participaient. Ce pourquoi, les organisateurs
n’ont pas eu le choix d’honorer leurs promesses et d’accepter l’Ost du Québec à
leur tournoi. C’est fou parfois comme une simple décision, un choix, un oui ou
un non peut avoir des répercussions énormes…
Le lendemain nous sommes de retour pour le tournoi et
j’espère qu’il y aura un peu plus de monde que la veille, c’est un peu désolant
de constater qu’il y a plus de monde dans l’organisation du spectacle et dans
le spectacle en tant que tel, que de spectateurs. Aujourd’hui aura lieu les
finales et les remises de prix, quelques marchands ont offert des prix la
veille et sont repartis en fin de journée avant le banquet, ce qui fait que la
section kiosque est un peu vide. Je prends quelques photos, j’offre mon aide à
ceux qui en ont besoin, je butine de l’information, des opinions, des
commentaires et de temps en temps des baisers furtifs à mon amoureux.
J’avoue que ce jour-là je suis un peu déçue qu’il y ait si
peu de curieux, c’est vrai que ces derniers mois j’ai visionné plusieurs vidéos
de ce qui se fait en Europe de l’Est et ça semble si enlevant avec la foule. Il
y a des vidéos tournées en 2011 en Ukraine et en 2012 en Pologne, on y voit
l’Ost se mesurer à ces équipes aguerries et briller, c’est grisant! Bah! J’en
aurai bien assez tôt, dans deux mois, Benoit et moi accompagnerons l’Ost en
France à Aigues-Mortes, c’est là que «Battle of the nations» débarquera. Il y
aura cette fois-ci beaucoup plus de participants puisque plusieurs équipes se
sont ajoutées en 2012, comme par exemple l’équipe américaine, ce qui explique
que certains combattants américains et québécois semblaient bien se connaître.
L’activité s’achève en cette journée grise d’hiver, les
armures remballées dans leurs gros sacs quittent la salle avec leur
propriétaire, certaines ne serviront qu’à l’occasion durant l’année, d’autre
prendront le chemin de l’atelier pour être réparée ou préparée pour le tournoi Outre-Atlantique
dans deux mois. La salle est encore animée par les démonteurs de lice,
généralement des combattants ou aspirants combattants. C’est du travail que de
monter et démonter cette rampe qui doit être réparée et solidifiée à chaque
fois à force de contenir des solides gaillards amplifiés par plusieurs kilos
supplémentaires qui eux ne la ménagent pas. Lorsque les tournois ont lieu à
l’intérieur, les remparts doivent être souvent maintenus pendant les combats
par des volontaires pour éviter qu’elle ne glisse sur le plancher, quand ils
ont lieu à l’extérieur, comme pour le gros tournoi mondial, elle est plantée
solidement dans le sol.
J’aide comme je peux, en enlevant les morceaux de «duck
tape» du plancher, en ramassant des verres vides et en passant le balai, j’écoute
aussi et je me demande bien comment et par où commencer. Je suis comme un
peintre devant sa toile blanche, j’ai un sujet extraordinaire mais je me
demande bien comment je vais l’intégrer dans le cadre de mon doctorat. Ça fait
tout juste 1 mois que j’ai été officiellement admise au doctorat, pour
septembre prochain, dans plus de six mois et je cherche déjà comment je vais
organiser ma thèse, c’est tout moi. Toutefois, j’ai encore choisi une matière
brute, neuve, trop récente pour pouvoir m’appuyer sur des ouvrages qui traitent
du sujet, c’est pourquoi je dois encore maximiser l’observation directe. Je
décide donc de laisser les «images» défiler sans en choisir une précise, on
verra avec le temps une idée s’imposera d’elle-même.